Dazibao

Essayez d'imaginer Marcel Proust écrivant une série d'articles désopilants sur la vie de la bourgeoisie parisienne. Ou Joyce contant sur le mode burlesque ses déboires à l'école Berlitz. Difficile d'y croire, n'est-pas ?

C'est pourtant à cet exercice peu évident que s'adonne avec bonheur Lawrence Durrell dans "Affaires urgentes". L'auteur du chef d'oeuvre absolu qu'est le Quatuor d'Alexandrie dépeint avec un humour féroce la vie affligeante de la diplomatie britannique dans les Balkans des années 50 : le train d'honneur des délégations étrangères qui se mue en convoi de la mort, un match de football amical avec le consulat italien qui vire au massacre, l'arrivée hilarante d'un maniacodépressif au service de presse, une fête champêtre qui tourne au naufrage digne du Titanic, un attaché d'ambassade qu'on soupçonne de nourrir les loups avec les corps de ses collègues disparus, un journal tenu par deux vieilles filles dont l'orthographe douteuse met à mal les relations diplomatiques anglo-serbes... Ce ne sont là que quelques-uns des avatars de ces récits picaresques où le non-sense cotoie l'humour le plus noir.

Jacques Lacarrière, préfacier du volume, rapproche l'humour de Durrell de celui d'Evelyn Waugh, cet autre maître anglais so british. Mais on peut aller plus loin dans cette généalogie littéraire et citer les noms de Swift ou de Thackeray, ces satiristes anglais au mordant si corrosif...

Durrell, que ce soit dans ses romans, ses récits de voyages, ses écrits de circonstances, conserve ce style rare, ces images audacieuses et ces rapprochements inédits qui le rendent inimitable. Cet ouvrage ne fait pas exception à la règle. Mais on y découvre une veine comique qui ne fait qu'affleurer dans ses autres ouvrages, à part peut-être dans sa correspondance avec Miller où certaines pages rivalisent avec celles-ci en férocité sur ses contemporains si obtus...

Lawrence Durrell, Affaires urgentes : scènes de la vie diplomatique, traduit de l'anglais par Jean Rosenthal, Paris, NIL éditions, 303 pages.