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Chez les amis
La Grèce, ce n’est pas qu’Olympie…(4) : Constantin Cavafis
Constantin Cavafis (1863-1933) est un poète aussi inclassable qu'original. Son ami, l'écrivain anglais Edgar Morgan Foster (l'auteur de Passage to India et de A Room with a View, entre autres) disait de lui qu'il occupait "une position légèrement oblique par rapport au reste de l'univers". C'est sans doute la meilleure définition qu'on peut donner de ce Grec d'Alexandrie, être toujours à la marge, toujours à la frontière entre deux cultures, occidentale et orientale... Son oeuvre elle-même, publiée entièrement à titre posthume, se tient à la lisière de la poésie et de la prose. Cavafis est un orfèvre qui assemble dans des constructions uniques le mot le plus quotidien aux expressions les plus savantes, les dernières trouvailles de la modernité avec les archaïsmes les plus précieux.

Commençons avec un de ses poèmes les plus connus, et l'un aussi, des plus ironiques, de cette ironie particulière de Cavafis, qui sans avoir l'air d'y toucher met le doigt au plus profond, au plus secret de nos blessures...


EN ATTENDANT LES BARBARES

- Pourquoi nous être ainsi rassemblés sur la place ?

Il paraît que les barbares doivent arriver aujourd'hui.

- Et pourquoi le Sénat ne fait-il donc rien ?
Qu'attendent les Sénateurs pour édicter des lois ?

C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui.
Quelles lois pourraient bien faire les Sénateurs ?
Les barbares, quand ils seront là, dicteront les lois.

- Pourquoi notre empereur s'est-il si tôt levé,
et s'est-il installé, aux portes de la ville,
sur son trône en grande pompe, et ceint de sa couronne ?

C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui.
Et l'empereur attend leur chef
pour le recevoir. Il a même préparé
un parchemin à lui remettre, où il le gratifie
de maints titres et appellations.

- Pourquoi nos deux consuls et les préteurs arborent-ils
aujourd'hui les chamarrures de leurs toges pourpres ;
pourquoi ont-ils mis des bracelets tout incrustés d'améthystes
et des bagues aux superbes émeraudes taillées;
pourquoi prendre aujourd'hui leurs cannes de cérémonie
aux magnifiques ciselures d'or et d'argent ?

C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui;
et de pareilles choses éblouissent les barbares.

- Et pourquoi nos dignes rhéteurs ne viennent-ils pas comme d'habitude ,
faire des commentaires, donner leur point de vue ?

C'est que les barbares doivent arriver aujourd'hui;
et ils n'ont aucun goût pour les belles phrases et les discours.

- D'où vient tout à coup, cette inquiétude
et cette confusion (les visages, comme ils sont devenus graves !)
Pourquoi les rues, les places, se vident-elles si vite
et tous rentrent-ils chez eux, l'air soucieux ?

C'est que la nuit tombe et que les barbares ne sont pas arrivés.
Certains même, de retour des frontières,
assurent qu'il n'y a plus de barbares.

Et maintenant, qu'allons-nous devenir, sans barbares.
Ces gens-là, en un sens, apportaient une solution.



Cavafis possède au plus haut degré l'art du souvenir fugace et la passion de l'amour, de la sensualité, le culte de la beauté hérité de ses ancêtres hellènes.


DEVANT LA MAISON

Hier, en marchant dans un faubourg
éloigné, je suis passé devant la maison
que je fréquentais quand j'étais très jeune.
C'est là qu'Eros s'était emparé de mon corps
avec sa délicieuse vigueur.

Et hier,
quand j'ai emprunté cette vieille rue,
aussitôt les trottoirs, les magasins, les pierres,
se sont retrouvés embellis par l'enchantement de l'amour,
jusqu'aux murs, balcons et fenêtres ;
il n'y avait plus rien de sordide.

Et comme je restais là, en train de regarder la porte,
comme je restais à m'attarder devant la maison,
mon être tout entier libérait en retour
l'émotion d'un plaisir qui s'était conservé intact.


Un autre poème ironique et caractéristique de la manière de Cavafis, de cette partie de son oeuvre qui se tourne vers l'antiquité, ses fastes et ses cruautés.

LE DELAI ACCORDE A NERON

Néron ne s'inquiéta pas, quand il entendit
la prédiction de l'Oracle de Delphes.
"Qu'il redoute les soixante-treize ans."
Il avait tout le temps de jouir de la vie.
Son âge est de trente ans. Largement suffisant
est le délai que le dieu lui accorde
pour parer aux dangers futurs.

Maintenant il va rentrer à Rome un peu fatigué, oui,
mais délicieusement fatigué par ce voyage,
qui n'a été que journées d'agrément -
dans les théâtres, les jardins, les gymnases...
Ces soirées des villes d'Achaïe...
Ah, l'ivresse surtout de la nudité des corps...

Voilà pour Néron. Pendant qu'en Espagne Galba
mobilise en secret ses troupes et les exerce,
lui, le vieillard de soixante-treize ans.


Tout un pan de son oeuvre est dédié aux amours homosexuelles, aux rencontres furtives, aux plaisirs condamnés par la morale bourgeoise de son époque. On pense à Pasolini et à son amour des "ragazzi", ces jeunes gens issus des milieux populaires et qui ne possèdent que leur beauté, aussi précieuse qu'éphémère. Il n'a pas son pareil pour décrire l'absence, la fulgurance du désir, le poids de la culpabilité et du regard des autres, comme dans ce poème, écrit en 1925 :

SA 25e ANNEE

Il retourne régulièrement dans la taverne
où ils s'étaient rencontrés le mois précédent.
Il s'est renseigné, mais ils n'ont pas su quoi lui dire.
D'après leurs paroles, il comprit que l'individu
qu'il avait rencontré était totalement inconnu ;
c'était l'une de ces nombreuses figures inconnues
de jeunes plus ou moins douteux qui passaient par là.
Pourtant, il retourne régulièrement dans la taverne,
et s'y installe à la nuit tombée et regarde vers la porte ;
à n'en plus pouvoir il regarde vers la porte.
Peut-être va-t-il entrer. Peut-être viendra-t-il ce soir.

Cela fait près de trois semaines que cela dure.
Son esprit est obsédé par l'idée du plaisir.
Les baisers sont restés sur sa bouche.
Toute sa chair est victime d'un désir lancinant.
La sensation de ce corps est sur lui.
Il veut s'unir à lui de nouveau.

Il essaie de ne pas se trahir, bien entendu.
Mais par moments, cela lui est presque égal. -
Il sait d'ailleurs à quoi il s'expose,
il en a pris son parti. Sans exclure que la vie qu'il mène
aboutisse au plus désastreux des scandales.


Constantin Cavafis, En attendant les barbares et autres poèmes, Traduit du grec et présenté par Dominique Grandmont, Paris, Gallimard, 2003, (Poésie ; Gallimard), 323 p. Dominique Grandmont a remporté le prix Nelly-Sachs, 1999 pour cette traduction.

Pour lire les poèmes précédents, cliquez ici.

Ecrit par Marco-Bertolini, à 17:45 dans la rubrique "Evènements".

Commentaires :

  ImpasseSud
21-08-04
à 19:10

J'ai un faible pour "En attendant les barbares", un thème qu'on retrouve dans de nombreuses oeuvres.
Tu es en train de transformer ton joueb en antologie. Et pour une antologie, la tasse de café est vraiment idéale! :-) Il faut que je prenne note de tous ces auteurs.

  Marco-Bertolini
22-08-04
à 16:14

Re:

Oui, moi aussi, j'aime beaucoup ce poème qui me fait penser au "Désert des Tartares" ou à certaines oeuvres de Kafka.  Je continuerai à parler de poésie, mais aussi d'histoire grecque durant cette quinzaine.



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