--> Pour la première fois, Aharon Appelfeld se livre à l'exercice périlleux de l'autobiographie
Dans mon article précédent, je vous parlais de l'entrevue de Philippe Roth et d'Aharon Appelfeld. C'est un ami qui m'a fait découvrir ce dernier par hasard. Un exemplaire de "Badenheim 1939" trainait sur la table basse du salon de sa maison de campagne où nous étions invités pour le week-end. Je pris le petit livre, lus les premières pages et fus captivé par son style tout en ironie douce-amère et par cette histoire de Juifs dans une station thermale qui ne voient pas venir le danger, pourtant de plus en plus évident... Je n'eus pas le temps de finir la lecture au moment du départ et je me suis précipité dès le lendemain chez mon libraire préféré pour l'acheter et pouvoir le terminer !
Histoire d'une vie est un livre très différent : pour la première fois, Aharon Appelfeld se livre autrement que par la fiction et nous parle d'un scandale encore méconnu de la seconde guerre mondiale, celui des enfants juifs abandonnés et de leur longue errance dans des régions d'Europe centrale et orientales aux noms étranges, telle la Ruthènie ou la Bucovine. De leur errance, mais aussi de la violence qui les a accompagnés tout au long de leur martyre : violence des éléments dans ces régions continentales torrides l'été et glacées l'hiver, violence des paysans toujours à deux doigts de la dénonciation ou du pogrom, violence aussi des pervers et des escrocs qui exploitent la faiblesse et/ou la naiveté de ces enfants.
Cette errance a également fourni la matière du roman de Jerzy Kosinski. Mais alors que dans "L'Oiseau bariolé", la violence éclate à chaque page, que les sentiments du narrateur sont exposés au grand soleil, chez Appelfeld, tout cela est suggéré, narré par petites touches impressionnistes comme surgie du fond de la mémoire. Appelfeld se révèle un pointilliste du sentiment.
Ce livre, c'est aussi un récit initiatique : celui d'un enfant qui, au sortir de la guerre, après avoir survécu au camp et à la solitude dans la foret, se retrouve sans voix. Les mots des langues qu'ils parlait (l'allemand, le yiddish, le ruthène) lui échappent et ceux de l'hébreu, lorsqu'il arrive en Israel se dérobent à lui.
Il doit donc, au fil des ans et des livres qu'il écrira, se réapproprier une langue et laisser resurgir en lui les souvenirs, les souffrances et les joies de son enfance pour devenir l'écrivain de stature internationale que l'on connait aujourd'hui.
Jamais, tout au long de ces pages, Appelfeld ne se départit de sa modestie et de sa "parole maitrisée". Pourtant, c'est une grande leçon de littérature que cette "histoire d'une vie".
Aharon Appelfeld, Histoire d'une vie, traduit de l'hébreu par Valérie Zénatti, Paris, Editions de l'Olivier, 2004, 237 p.