C'est, en tout cas, la thèse que défend avec un
certain acharnement la romancière américaine Patricia Cornwell dans la
nouvelle édition de poche de son livre sur Jack l'éventreur.
Dès
la première page, le ton est donné et le "coupable" est mentionné dès
la deuxième. Pour Patricia Cornwell, cela ne souffre aucun doute et
elle a - après 115 ans d'enquêtes stériles et de fouilles inutiles -
identifié celui qui a semé la terreur dans l'Angleterre victorienne :
Walter Sickert.
Ce n'est pas la première fois que le nom de ce peintre anglais est associé aux meurtres de l'éventreur.
En
1976, le journaliste britannique Stephen Knight - convaincu lui aussi
d'avoir percé le mystère - avait évoqué le nom de Sickert, mais pour
lui, il n'était qu'un complice et le sulfureux Jack n'était pas un
tueur isolé mais un couple d'assassins aidés dans leurs forfaits par le
peintre dévoyé.
Cornwell va plus loin : pour elle, l'éventreur
est bien un tueur unique et son nom est Sickert. Elle accumule à
l'appui de sa thèse (ou plutôt de son intime conviction) des "
preuves" qui sont autant de "vérités" assénées avec une rare virulence.
Il
est vrai que certaines coïncidences sont troublantes : l'utilisation du
papier à en-tête identique par le tueur et par l'artiste, par exemple.
Mais, même si Walter Sickert, esprit excentrique s'il en fut, avait
expédié quelques missives ironiques et cinglantes signées "Jack The
Ripper", cela ne prouve pas qu'il ait lui-même commis les crimes.
A
son habitude, la romancière a manifestement rassemblé une documentation
abondante sur le peintre et sur les meurtres. Elle cite pêle-mêle entre
deux descriptions macabres des cadavres, des extraits de correspondance
ou d'ouvrages, des conversations rapportées par des amis ou des ennemis
du peintre qui corroboreraient ses recherches.
Mais cette
accumulation crée avant tout un sentiment de désordre, de confusion et,
surtout, d'acharnement contre l'artiste victorien.
A l'appui de
sa conviction, elle évoque le caractère égocentrique, exubérant,
flamboyant de Sickert, elle cite certaines de ses "
sorties"
contre les pauvres, les femmes, les artistes. Mais à ce compte, la
moitié des aphorismes d'Oscar Wilde eut suffi à l'envoyer au gibet. Et
que dire de "
L'Assassinat considéré comme un des beaux-arts" de Thomas de Quincey ?
Elle
insiste sur l'ingratitude de Sickert, sur sa petitesse vis-à-vis de ses
contemporains. Je crains que ce trait de caractère ne qualifie
justement une écrasante majorité d'artistes.
Mais,
attardons-nous un peu sur Sickert : qui était-il ? Un artiste mineur,
affligé par son peu de succès ? Un jaloux qui se morfondait de
l'injuste notoriété de ses contemporains ? C'eut été confortable...
Or,
c'est exactement le contraire : Walter Sickert, fils et petit-fils
d'artistes a commencé sa carrière comme comédien. Plus tard, ses
talents de dessinateur et de peintre l'ont fait remarquer et il a
abandonné le théâtre pour la peinture. Son maître ne fut autre que
James Abott Mac Neill Whistler, l'un des plus grands peintres de son
temps, un Américain installé à Londres et qui fut l'égal de Turner...
Ses amis s'appellent Edgard Degas et Jacques-Emile Blanche (très connu
pour son portrait de Proust). Un de ses disciples s'appelle Francis
Bacon.
Dans les milieux artistiques britanniques, Sickert est
tenu pour un artiste essentiel, un maillon incontournable entre la
peinture victorienne et les recherches formelles du vingtième siècle.
Ce n'est donc pas un "second couteau" que vise l'enquête rétrospective
de Cornwell, mais une personnalité parmi les plus en vue de l'époque.
Ce
n'est pas non plus la première fois qu'on attribue une position sociale
élevée au tueur. Certains ont vu en lui le docteur Gull, médecin
personnel de la Reine Victoria, qui aurait tenté, par ses meurtres, de
détourner l'attention des curieux des agissements condamnables du Duc
de Clarence, petit-fils de la reine habitué des prostituées et mort
jeune, atteint de syphilis.
D'autres, plus hardis, ont accusé le Duc de Clarence lui-même : pourquoi s'arrêter aux marches du palais, après tout ?
Des
enquêteurs antisémites ont accusé un juif, des antimaçons ont dénoncé
un complot maçonnique et des imaginatifs ont greffé le complot
maçonnique sur la thèse du prince meurtrier (c'est d'ailleurs la base
du scénario d'Alan Moore dans sa BD "From Hell" dont a été tiré un film
magistral avec Johnny Depp dans le rôle de l'inspecteur Abberline).
Pour
emporter la conviction du lecteur, Patricia Cornwell a financé de ses
propres deniers, des tests ADN et des expertises graphologiques, des
examens du papier et du style employé tant par l'Eventreur que par
Sickert. Et s'il est vrai que certains rapprochements sont troublants,
on ne peut qu'être gêné par l'éviction systématique de ce qui pourrait
entraver ou atténuer la conviction de l'auteur et l'accentuation tout
aussi systématique de ce qui peut renforcer cette conviction.
Mais
elle va plus loin et s'égare dans des spéculations pour le moins ardues
à prouver. Premièrement, les tests ADN sont difficilement acceptables
pour un tribunal, ne fut-ce que parce que Sickert s'est fait incinérer
et qu'on en est donc réduit à supposer que l'ADN retrouvé au dos des
timbres de son courrier est bien le sien. Ensuite, Patricia Cornwell
élabore toute une théorie sur une malformation du pénis du peintre qui
l'aurait rendu impuissant et aurait motivé sa haine de la gent
féminine. Or, les seuls documents médicaux à sa disposition parlent
bien d'opérations chirurgicales suggérant une fistule, mais sans plus.
De plus, Madame Cornwell semble être elle-même attirée par ce type de
problème puisqu'un personnage récurrent de ses romans, Jean-Baptiste
Chandonne, est lui-même affligé de ce type de déformation congénitale
qui motive ses meurtres en séries de jeunes femmes blondes... L'enquête
de Patricia Cornwell souffre malheureusement de la faiblesse de toute
enquête rétrospective : le temps qui a passé, qui a tué tant les
témoins éventuels que les enquêteurs de l'époque, qui a permis que
soient détruites ou égarées les quelques preuves matérielles dont
disposait la police, etc.
Tout cela ne serait rien pour
l'intelligentsia artistique britannique si Patricia Cornwell n'était
pas allée plus loin : elle a aquis pour la somme de 2 millions de
livres sterling 32 tableaux de Sickert, afin de les examiner et d'y
analyser les peintures morbides de l'artiste. Afin de retrouver l'ADN
du présumé tueur, elle n'a pas hésiter à lacérer une de ces toiles...
Patricia Cornwell a beau être convaincue et ajouter, dans cette "édition définitive" une
preuve supplémentaire
- à savoir des documents de Jack et de Sickert écrits sur du papier qui
proviendrait de la même "main" de papier - les critiques et les
amateurs d'art de la perfide Albion continueront à tenir sa théorie
pour une "monstrous stupidity" et son geste pour un crime
impardonnable...
Patricia Cornwell, J
ack l'Eventreur, Affaire classée, Le Livre de Poche, 2003.
Liens :
Sur un nouveau livre à propos de Jack l'Eventreur (en anglais) : cliquez ici.
Pour en savoir plus sur Sickert et ses démêlés avec Patricia Cornwell (en anglais) :
cliquez ici.
Un site exceptionnel sur Jack l'Eventreur (en anglais) :
cliquez ici.
Sur le film "From Hell" (en anglais) :
cliquez ici.
Pour en savoir plus sur le magazine spécialisé "The Ripperologist" :
cliquez ici..