Je vous propose aujourd'hui quelques poètes grecs plus récents que ceux que je vous ai (peut-être) fait découvir avant-hier, ceux de la génération d'après-guerre.
Commençons par Manolis Anagnostakis. Né en 1925, il est un peu la mauvaise conscience de sa génération, maniant avec virtuosité l'ironie et le sarcasme comme dans ce poème : IL MANQUAIT ENCORE
Il manquait encore beaucoup de lumière pour faire jour. Mais moi
Je n'ai pas admis la défaite. J'ai vu
J'ai vu tous ces trésors cachés à sauver
Tous ces nids d'eau à entretenir dans les flammes
Vous parlez, montrez vos plaies folles dans les rues
La panique étranglant votre coeur, tel un drapeau
Vous l'avez accrochée aux balcons, et chargé en hâte la marchandise
Votre prévision est sûre : la ville va tomber.
Là, dans un coin, je mets de l'ordre, je m'applique
Prudent je barricade ma dernière guérite
Suspends au mur des mains coupées, décore
Les fenêtres de crânes coupés, tisse
Mon filet de cheveux coupés, puis j'attends.
Debout, tout seul comme avant,
j'attends.
Miltos Sakhtouris est plus noir encore, carrément morbide dans certains de ses poèmes, comme dans ce poème intitulé :
LA MAUVAISE IMAGE
Des oeufs se brisaient
lachant dans le monde
des enfants malades
étoiles rompues
des colombes noires
aux mouchoirs méchants
chassaient le soleil
avec des cris mornes
la mer bouillonnait
brûlant les oiseaux
les poissons chassés
pleuraient sur les pentes
rouge et enragée
la lune hurlait
entravée pareille
aux boeufs qu'on égorge
Ce sont les mêmes teintes sombres que l'on retrouve chez Tassos Livaditis, familier du poème en prose :
GAINS DE LA NUIT
D'habitude, le jour je rêvasse ou je perds mon temps, je doute ou je m'incline, mais à la nuit tombée je cours de jardin en jardin en posant mon oreille sur l'écorce des arbres j'écoute l'antique sanglot.
Takis Sinopoulos est hanté par les images d'horreur de la guerre. Poète complexe, il est proche de gens comme Ezra Pound ou Thomas Stearns Eliot.LE VOYAGE
J'ai mantenant dans mes entrailles un moulin, il moud la nuit noire de mon âge et je ne te dis rien des voix qui marchent dans ma tête, ou de ce fleuve que nous traversions l'autre jour et ses eaux inondant partout la mémoire - mais toi,
tu sommeillais, des milliers d'années ont passé où je t'ai tenue et j'étais pauvre transi et ma main lasse, desséchée -
ou soudain une secousse dans la lie du fond de l'âme,
qu'attendais-je, que tenais-je de toi ?
Titos Patrikios, lui, nous comble d'images et d'une langue raffinée, confinant à une certaine forme de sagesse :
VOYAGE
Je brisais ton corps avec une canne
aux articulations une à une
buvant le jus par les fissures.
Et toi tu jaillissais toujours plus intacte
me couvrant de ton bruyant feuillage
de ta fraîcheur salée de nuit marine
m'accompagnant tout au long du voyage
de la bête sauvage à l'être humain.
Et celui-ci que tous les francophones devraient lire et relire avant de s'abandonner à la suprêmatie anglophone...MA LANGUE
J'ai eu du mal à préserver ma langue
parmi celles qui viennent l'engloutir
mais c'est dans ma langue seule que j'ai toujours compté
par elle j'ai ramené le temps aux dimensions du corps
par elle j'ai multiplié jusqu'à l'infini le plaisir
par elle je me rappelle un enfant
et sur son crâne rasé la marque d'un caillou.
Je me suis efforcé de ne pas en perdre un mot
car tous me parlent dans cette langue - même les morts.
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